Les travailleurs des plateformes : des salariés déguisés ou des travailleurs ubérisés ?

par | Nov 5, 2020

La multiplication des plateformes depuis 10 ans a fait rêver les salariés déçus du salariat.
Ces travailleurs appelés collaborateurs sont à leur compte, auto-entrepreneurs pour la plupart : ils seraient , selon l’INSSE pas moins de 200 000 dont 45 000 titulaires d’une licence UTC (chauffeurs UBER, etc..).

S’ils sont officiellement indépendants, ils sont en réalité très peu autonomes et peu rémunérés…
Les plateformes opèrent un report des risques sur ces travailleurs indépendants et en même temps leur imposent des contraintes, exercent des contrôle sans accorder les droits et protections accordés aux salariés.

Il y a depuis quelques années une prise de conscience de leurs conditions de travail dans l’opinion publique répercutée en politique suite aux différentes manifestations des chauffeurs ou livreurs..
Les législations des pays européens se sont emparées du sujet, tout comme les tribunaux devant lesquels il y a énormément de procédure en cours dans tous les pays actuellement.
Le modèle économique des plateformes est il encore valable suite aux derniers arrêts de jurisprudence
Entre salariat et indépendant peut-il y avoir un troisième statut ?

I – LA POSITION JURIPRUDENTIELLE : REQUALIFICATION EN SALARIAT
L’enjeu des procès actuels porte sur la requalification de ces travailleurs ayant un statut officiel d’ indépendants mais dépendants économiquement des plateformes.
Si les plateformes se croient protégés par l’article L8221-6 du code du travail qui institue une présomption de non salariat à l’égard des personnes inscrites sur les différents registres et répertoires professionnels, les récentes décisions judiciaires ont conclu à l’existence d’un lien de subordination sur la base d’une analyse circonstanciée des relations de travail entre les plateformes et les salariés concernés.

Ainsi dans un arrêt TAKE IT EASY du 28 novembre 2018 (n° 17-20-079) un coursier intentait une action en requalification de son contrat de prestation de service avec la plateforme en contrat de travail : La cour d’appel a été sanctionnée parce que, ayant relevé que la plateforme disposait d’ un système de géo localisation permettant le suivi en temps réel par la société de la position du coursier, du nombre de kilomètres parcourus, et que la société disposait d’un pouvoir de sanction pouvoir de sanction à l’égard du coursier qui ne se connectait pas suffisamment sur la plateforme, elle aurait dû en conclure à l’existence d’ un lien de subordination.
Pour la cour de cassation la plateforme exercait donc toutes les prérogatives d’un employeur , considérant la société TAKE IT EASY comme une véritable entreprise de livraison à domicile et non un simple entremetteur.

La cour d’appel de Paris dans un arrêt du 10 janvier 2019 a suivi l’impulsion donnée par la Cour de Cassation en reconnaissant à un chauffeur UBER la qualité de salarié à partir d’un faisceau d’indice suffisant pour caractériser le lien de subordination dans lequel il se trouvait lors de ses connexions à la plateforme UBER renversant ainsi la présomption de non salariat (arrêt n° 18/08357)
Sur pourvoi de la société UBER la chambre sociale de la Cour de cassation, dans un arrêt du 4 mars 2020 n° 19-13.316, va plus loin encore que l’arrêt de 2018 puisqu’elle approuve la cour d’appel de Paris d’avoir retenu la qualification de salarié à ce chauffeur UBER alors même qu’il n’a reçu aucune injonction pour se connecter sur la plateforme, et qu’aucune sanction n’existe en cas de déconnection trop longue, c’est le travail au sein d’un service organisé qui est retenu comme critère.

L’enjeu financier est énorme pour les plateformes compte tenu des risques de condamnation en masse pour travail dissimulé, amendes pénales, redressement URSAFF, paiement des sommes liées au contrat de travail et remboursement des cotisations sociales…
La société UBER comme d’autres plateformes vont devoir inventer un nouveau modèle plus vertueux que celui soumis à la Cour de Cassation datant de 2017.

La question est posée au niveau européen et notamment sur la notion de travailleur au sens de directives européennes, avec la question de l’application de certaines directives (directive n° 1989/391 sur la santé au travail et celle de 2003 sur la durée de travail) à ces nouveaux travailleurs de plateformes numériques..Les britanniques ont saisi la CJCE d’une question préjudicielle le 19 septembre 2019.
La même réflexion est en cours au niveau international avec un rapport de l’OIT du 22 janvier 2019 qui préconise de reconnaitre aux travailleurs des plateformes certains droits fondamentaux sans les intégrer comme des salariés.

II – LA POSITION EN MI TEINTE DU LÉGISLATEUR FRANÇAIS : VERS UN 3e STATUT ?
Un des arguments évoqué encore récemment par la société UBER en réaction à l’arrêt du 3 mars 2020, est que ce sont les chauffeurs VTC eux-mêmes qui veulent rester indépendants…
Or la réalité est tout autre, tant le cahier des charges imposé par les plateformes se révèle très serré , l’indépendance illusoire, la rémunération pas à la hauteur des contraintes alors que le marché de l’emploi n’offre pas d’autre alternative…
Les pouvoirs publics avaient envisagé plutôt cette relation contractuelle comme un job complémentaire permettant un tremplin vers un emploi plus stable , et donc encouragé le modèle de l’entreprenariat (augmentation des plafonds pour exercer en autoentrepreneur en 2018),avec une volonté clairement exprimée de ne pas les rendre salariés.

Le législateur français a consacré dans le code du travail une série de dispositions applicables aux travailleurs indépendants recourant pour l’exercice de leur activité professionnelle à une ou plusieurs plateformes de mise en relation par voie électronique. (article L7341-1 et suivants du code du travail).

La loi du 8 aout 2016 assure une protection en matière d’accident et de maladie professionnelle ainsi que des droits en matière de formation dans le cadre de ce que la loi définit comme la responsabilité sociale des plateformes..
La loi sur les mobilités n° 157 du 24 décembre 2019 prévoit une simple faculté pour les plateformes d’établir une charte RSE, mais aucune contrainte !
Force est de constater que le droit français n’a pas encore réussi à établir un statut complet du travailleur de plateforme.

L’arrêt de la cour de cassation va relancer les négociations au sein des plateformes pour une protection sociale meilleure, une plus grande indépendance (participation à une mutuelle, fixation des prix ..)
Plusieurs pistes sont en réflexion pour un cadre juridique de ces travailleurs (portage salarial, paiement des coursiers par le destinataire final du service via le biais du CESU, coopératives d’activité et d’emploi…), mais en attendant une position claire du législateur, la jurisprudence risque d’opter systématiquement pour le statut de salarié..

Certains pays comme l’Espagne ont adopté un statut intermédiaire comme le TRADE, mais les obligations sociales attachées à ce statut sont très faibles.
Le risque qui se profile est qu’un troisième statut entre le salariat et l’indépendant soit finalement un statut de salarié au rabais !