La liberté d’expression des salariés

par | Fév 11, 2022

« A l’origine était le Verbe » : La liberté d’expression est un droit fondamental mais qui fait pourtant polémique jusque dans nos Instituts d’Etudes Politiques. Qu’en est-il en entreprise ?

La multiplication des supports de communication (internet, réseaux sociaux, courriels, sms…) au sein de l’entreprise n’autorise pas pour autant un usage illimité et sans discernement de sa liberté d’expression.

C’est en référence à la notion de liberté fondamentale et par la recherche d’un juste équilibre entre droits et devoirs que la loi, mais surtout la jurisprudence, encadre la liberté d’expression du salarié.

I-La liberté d’expression des salariés dans et hors de l’entreprise :  

La liberté d’expression est considérée comme une liberté fondamentale garantie par la charte européenne des droits fondamentaux de l’Union européenne : « toute personne a droit à la liberté d’expression. Ce droit comprend la liberté d’opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu’il puisse y avoir ingérence d’autorités publiques et sans considération de frontière »

La liberté d’expression individuelle se retrouve en droit français dans la déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 et consacrée en filagramme par l’article L1121-1 du Code du travail :

Article L1121-1 : « Nul ne peut apporter aux droits des personnes et aux libertés individuelles et collectives de restrictions qui ne seraient pas justifiées par la nature de la tâche à accomplir ni proportionnées au but recherché 

La cour de cassation se fonde sur cet article pour reconnaître une liberté d’expression au salarié hors de l’entreprise mais aussi à l’intérieur de l’entreprise avec toutefois des restrictions possibles.

« Sauf abus, le salarié jouit, dans l’entreprise et en dehors de celle-ci, de sa liberté d’expression, à laquelle seule des restrictions justifiées par la nature de la tâche à accomplir et proportionnée au but recherché peuvent être apportées » (Cass. Soc. 27 mars 2013 n°11-19.734).

Cette notion ne se confond pas avec le droit d’expression des salariés en entreprise.

Depuis les lois Auroux de 1982, l’article 2281-1 du code du travail consacre un droit d’expression des salariés qui s’exercent collectivement à l’occasion de réunions de salariés dans l’entreprise.

Ce droit d’expression ne concerne que les conditions d’exercice et d’organisation du travail, sans que le salarié puisse s’exprimer sur son contrat de travail et la politique de l’entreprise.

1-L’encadrement de cette liberté par le pouvoir patronal

Le salarié ne peut pas s’exprimer de façon totalement libre dans l’entreprise que ce soit entre collègues (notamment les injures, les propos blessants ou humiliants qui peuvent être assimilés à du harcèlement moral ou sexuel) ou encore s’il manque à ses obligations contractuelles tel que la confidentialité, la loyauté.

L’employeur peut donc apporter des restrictions par le biais de clauses contractuelles, règlement intérieur, chartes informatiques, clause de non dénigrement dans une transaction, pourvu que celles-ci soient justifiées par la nature de la tâche à accomplir et proportionnées.

Ces restrictions sont d’ailleurs légalement justifiées par la nécessaire protection des droits d’autrui, notamment pour empêcher la divulgation d’informations confidentielles (article 10 de la CEDH).

2-La notion d’abus retenu par la jurisprudence pour limiter la liberté d’expression

Vis-à-vis de la direction, le salaire jouit d’une certaine liberté d’expression tant qu’il ne commet pas d’abus, et respecte son obligation de loyauté.

La jurisprudence tend à retenir l’abus lorsqu’il est tenu des propos injurieux, diffamatoires, ou excessifs. Un dénigrement systématique de la direction, des accusations mensongères ou diffamatoires peuvent caractériser un abus de droit.

La jurisprudence prend en compte plusieurs éléments pour caractériser ou pas cet abus tels que :

  • Le caractère public des propos (Cass. Soc, 12 septembre 2018, n°16-11690) ;
  • L’existence d’un conflit (Cass. Soc, 28 avril 2001, n°10-30.107) ;
  • La révélation d’informations sensibles (Cass. Soc, 21 septembre 2011, n°0972054).
  • L’atteinte à l’honorabilité et à la réputation de l’employeur sans qu’aucun élément concret ne conforte ses dires.

Dès lors que le salarié abuse de son « droit de critique » l’employeur retrouve son pouvoir disciplinaire.

On peut retenir que pour caractériser un abus dans la liberté d’expression trois éléments sont retenus par les juges : la teneur des propos, le contexte dans lequel ils ont été tenus et la publicité qu’en a fait le salarié.

Ne constitue pas un abus de la liberté d’expression

  • Le fait pour un salarié de s’exprimer sur des questions politiques, religieuses ou de vie privée
  • Contester par écrit l’avertissement dont il a fait l’objet et qu’il considère injustifié
  • Alerter la direction sur des faits graves concernant un dysfonctionnement de l’entreprise, mais tout est question de modération et d’auditoire.

Dénoncer des faits de harcèlement moral : le code du travail prévoit une protection spécifique pour le salarié qui dénonce de tels faits (article L.1125-2 du Code du travail)

II-Du bon usage de la liberté d’expression sur les réseaux sociaux

A la faveur d’une jurisprudence abondante ces dernières années, les juges cherchent à définir un cadre relatif à l’utilisation des nouvelles technologies en précisant les limites dans lesquelles peut s’exercer le droit d’expression à travers les blogs, sms, tchat…étant précisé que le lieu de travail s’entend aussi d’internet dès lors que l’entreprise est en réseau.

S’il est acquis aujourd’hui que tout fait relevant de la vie personnelle ou propos adressés en dehors du temps et du lieu de travail ne peut être sanctionné par l’employeur, il n’en reste pas moins que la frontière entre vie personnelle et vie professionnelle est ténue, et que les juges procèdent à une appréciation au cas par cas.

Dans trois arrêts importants concernant l’usage d’internet, ou des salariés avaient envoyé à leurs collègues et compagnes des mails insultant vis à vis de leur supérieur hiérarchique, la cour de cassation n’a pas retenu le secret des correspondances entre ces personnes du fait que les messages étaient en rapport avec leur activité professionnelle et par conséquent ne revêtaient aucun caractère privé. (Cass. Soc. 2 février 2011 n° 09-72.313, n° 09-72.449, n°09-72.450).

Des propos tenus sur un réseau social, tel Facebook, peuvent-ils justifier un licenciement : cela dépend encore des circonstances, et notamment des paramètres de confidentialité retenus

Ainsi a été jugé qu’un profil comptant 179 « amis » ne constitue pas une sphère privée surtout lorsque le salarié habite une petite ville et que ses propos peuvent être rapportés par un tiers à l’entreprise (CA Aix-en-Provence, 5 février 2016, n°14/13717) ou encore toute publication de propos permettant d’identifier son employeur et comprenant des injures ou des propos outrageants à l’égard de la hiérarchie.

Par contre dans un cas ou une salariée avait insulté son employeur sur un groupe Facebook fermé de 14 personnes et licenciée pour faute grave, La Cour de Cassation a annulé ce licenciement en considérant que les propos litigieux avaient été tenus dans un groupe peu nombreux et dont l’accès était réservé à des personnes agréées : ils relevaient donc d’une conservation privée (CASS. SOC. arrêt n° 16-11690 rendu le 12 septembre 2018)

 Un fait tiré de la vie privée du salarié peut justifier un licenciement s’il constitue un manquement à une obligation découlant de son contrat de travail.

 C’est ainsi qu’un employeur a pu produire en justice une publication privée du compte Facebook d’une salariée qui avait violé son obligation de confidentialité en publiant sur ce réseau, à plus de 200 « amis », une photographie en lien avec l’activité de l’entreprise et par la même accessible à des professionnels concurrents de son employeur (cass. Soc. 30 septembre 2020 n° 19-12.058)

Les juges ont considéré que cette intrusion dans la vie privée était indispensable à l’exercice du droit à la preuve et l’atteinte à la vie privée du salarié proportionnée au but poursuivi. 

Il convient toutefois d’être extrêmement prudent, car en dévoilant des informations relevant de la vie privée du salarié, alors qu’elles ne sont d’aucune utilité pour le litige, la partie qui les produit, en l’espèce l’employeur, s’expose non seulement à ce que sa preuve soit écartée des débats, mais également à devoir régler des dommages-intérêts au salarié concerné.

On ne saurait que trop conseiller de consulter son avocat avant de se lancer dans une procédure disciplinaire relative à la liberté d’expression des salariés, quel qu’en soit le support.